• La vérité du trottoir ou comment "le peuple français s'est saisi du débat sur l'identité nationale"


              Depuis ce lundi, le débat annoncé par le Ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale est ouvert sur la toile avec l’ouverture d’un site spécialement créé pour l’occasion. A la vue du faible nombre de rendez-vous proposés par le site (cinq pour l’instant) par rapport à la place médiatique que le débat a pris depuis deux semaines, c’est sur le net que la bataille sera la plus importante. Les dernières campagnes présidentielles, celle, française, de 2007 ou américaine de 2009 ont prouvé l’importance du web quant à la diffusion d’idées via les blogs et les vidéos sur les sites de partages. Nicolas Sarkozy a mis en place dès son arrivée à l’Elysée le site « la présidence de la république » où toutes les vidéos de ses discours et de ses déplacements sont en libre accès. Le FN proposera lui aussi son propre site web sur la question, l’enjeu étant de « concurrencer » le site du gouvernement.


           L’ouverture d’un site web et d’une page sur facebook permet en premier lieu de mettre en place des réseaux et de diffuser rapidement une information, un rendez-vous, une idée. A la suite des différentes critiques face à l’ouverture du débat, le ministre à déclaré que « le peuple français s’est saisi du débat sur l’identité nationale ».  Un sondage du Parisien – Aujourd’hui en France publié ce week-end indique que 60% des personnes interrogées pensent que l’ouverture du débat est « une bonne chose ». Mais qui sont ces Français qui se sont saisis du débat ?

    Lorsqu’on découvre le site on peut remarquer différentes rubriques telles que « Ils s’expriment » où l’on peut lire les différentes déclarations sur le sujet publiées dans la presse. A la première page de la rubrique, ce sont pour la plupart des interventions de personnalités de la gauche (du PS au NPA) qui s’affichent. Il s’agit alors de Français « reconnus » et faisant partie de la sphère politique. Les concepteurs du site ont fait le choix de reprendre toutes les déclarations de politiques et d’intellectuels pour montrer que le débat est ouvert mais aussi pour éviter que l’on accuse le ministre de langue de bois. A l’inverse, la bibliothèque proposée par le site semble plus que partisane : des auteurs de la troisième république (Jules FERRY, Jules MICHELET, Ernest RENAN) à leurs héritiers (Jacques JULLIARD et Max GALLO), ainsi que des discours d’hommes politiques (Charles DE GAULLE,  André MALRAUX, Jean JAURES). Il est nécessaire de s’interroger sur le contexte d’écriture de ces différents ouvrages et discours. Ces travaux furent, en premier lieu, une réponse à la recherche d’une construction de ce qu’est la nation à la fin du XIXème siècle. Dans un deuxième temps, le débat fut reposé, notamment par Marc Bloch, dans le contexte de la défaite de la Seconde Guerre Mondiale. On peut aussi s’étonner de l’absence d’ouvrages tels que Le mythe national : l’histoire de France revisitée de Suzanne CITRON, Qu’est ce que l’identité nationale  de Gérard NOIRIEL, La création des identités nationales de Anne-Marie THIESSE ou bien encore Nations et nationalismes depuis 1780 : programmes, mythe et réalité d’Eric HOBSBAWM. La lecture de ces différents ouvrages permet entre autre de recontextualiser la notion d’identité nationale et donc les auteurs qui la façonnent, cités par le ministère au travers de cette bibliothèque (voir note de bas de page).

    Mais la rubrique « vidéothèque » sera sans doute plus visitée que cette bibliothèque. L’enjeu est d’atteindre, de toute façon, le plus grand nombre.  Cette première page, nous permet de voir le visage de ces français ayant pris part au débat. 

    Capture d'écran de la "vidéothèque", lundi 2 novembre, 17H30
     


    A première vue, on peut penser qu’il s’agit de huit vidéos avec huit personnes différentes : cinq hommes, trois femmes, deux jeunes, deux noirs et une personne âgée. En réalité, on nous renvoie à chaque fois sur la même vidéo qui est un micro-trottoir avec ces huit personnes. Le micro-trottoir est une pratique courante utilisée dans les émissions de télévision pour introduire un débat. Il permet via l’utilisation d’inconnus de mettre en exergue les différents arguments de chaque parti, il suffit de sélectionner les bons passages et de monter correctement la vidéo. Daniel Schneidermann avait fait la démonstration dans une émission d’Arrêt sur images de 1996, qu’ « avec le montage on fait dire ce qu’on veut, à qui on veut, comme on veut ».


    Extrait d'une émission d'Arrêt sur images - 20 janvier 1996


    Le problème ici est que l’utilisation de cette pratique par le gouvernement correspond plutôt à une mise en scène bien orchestrée. Au visionnage de ce micro-trottoir, les Français sélectionnés semblent avoir déjà bien compris les différentes propositions du ministre, telles que « être fier dans son pays », « savoir lire et écrire le français », « le partage d’une destinée » et « respecter le drapeau national français ». Les injonctions du ministre sont tout naturellement reprises par les intervenants, notamment par ceux censés représenter une origine étrangère.

     

    Même si les propos des personnes interrogées semblent très proches des premières pistes proposées par le ministre, c'est l’attitude de certains d’entre eux qui interpelle. On peut observer des lapsus dans ce petit montage que l’auteur du film n’a su voir. Le regard de certains intervenants penche vers le micro, on a l’impression qu’ils ne répondent pas de façon intuitive mais qu’ils récitent. Le troisième intervenant regarde à plusieurs reprises vers la gauche du micro et s’arrête après chaque argument. On a la même impression lors de l’intervention de la personne plus âgée qui semble vérifier son argument avant d’affirmer qu’être français, c’est « respecter toutes les règles (euh) qui vont avec, toutes les lois françaises ». Est-ce que certains de ces Français lisent leurs définitions d’ « être français » ? En visionnant une vidéo de l’Express ayant eu la même démarche de micro-trottoir, le ton des intervenants est nettement différent et personne ne semble s’inspirer du micro !

     


    Micro-trottoir réalisé par le ministère

    Micro-trottoir réalisé par l'Express.fr 

     

    Dans un article devenu célèbre « L’opinion publique n’existe pas », Pierre Bourdieu nous avait mis en garde contre les fonctionnements et les fonctions des sondages d’opinions. On pourrait se poser la même question autour du dispositif qu’utilise le gouvernement pour prouver l’intérêt des Français pour le débat sur l’identité nationale. La communauté créée par le site web et par facebook n’est en réalité qu’une communauté imaginée et organisée. Et la diffusion de ce genre de vidéo ne permet que d’imposer un discours qui pourra être repris facilement par les internautes.

    De plus, le ministre indique dans une interview sur les ondes de BFM ce même lundi, que plus de « 750 contributions » étaient parvenus sur le site. Peux-t-on réellement parler de contributions ou plutôt de petites-phrases et de slogans ?
     

      

    Capture d'écran de la rubrique "vos contributions" , lundi 2 novembre, 17H30

     

    Qui sont les modérateurs du forum ? Où peut-on signaler un abus ? Un article de Rue89 « Débat sur l’identité nationale : des textes d’internautes censurés », apporte des premières réponses à ces interrogations. Selon l’article, de nombreux internautes ayant tenté de contribuer se sont vus censurer leurs propositions, drôle de « débat participatif » !

     

    L’ouverture d’un débat sur l’identité nationale par le ministère chargé de l’Immigration est dangereux comme l’ont indiqué de nombreux d’historiens, à la suite de la création du ministère en 2007. La participation à ce genre de cyber-débat est aussi dangereuse dans sa pratique car celui-ci correspond en réalité à l’accumulation d’idée sans que celles-ci se confrontent ou s’unissent. L’enjeu n’est pas de construire un consensus  mais bien de mettre en place une multitude d’avis individuels qui cherchent, pour la plupart, à contredire un avis précédemment inscrit. La seule parole audible et compréhensible sera donc celle du gouvernement et ceux qui prendront parti dans les différents débats médiatiques. Le @-débat sera la source d’une légitimité qui ne résulte en réalité que d'une énième opération de communication du gouvernement.

    Comme l’a proposé le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, dans une tribune à Libération, il est important de répondre à cette question « pour vous, qu’est ce qu’être français ? » par cela ne vous regarde pas. Mais d’autres questions peuvent se poser : pourquoi un tel débat avant les élections régionales ? Quelles sont les sources idéologiques de cette notion ? Quelle est l’histoire de la notion d’identité nationale ? Qu’est ce qu’un mythe national ? L’enjeu n’est pas de répondre aux questions proposées dans ce débat mais bien d’être vigilant et de fournir un effort critique face à celui-ci.

     

     

    Jean B.




    Note de bas de page: Le retour au questionnement sur la nation est du entre autre à un auteur absent de la bibliographie proposée par le site. Pierre Nora est sans doute le premier au début des années 80, avec les Lieux de mémoires à réintroduire la question de la crise identitaire française. Il explique dans son introduction que « peu d’époques ont vécu de façon aussi problématique la cohérence du passé national et sa continuité. Nous savions autrefois de qui nous étions les fils … et nous sommes aujourd’hui les fils de personne et de tout le monde».  La notion de crise identitaire a été une réponse à plusieurs évènements passés. Après le « vive la crise » des années 80, les acteurs de ce débat pensent pouvoir régler les difficultés auxquelles la France est aujourd’hui confrontée en instrumentalisant cette question. Le débat n’est au final qu’une diversion répondant à des besoins électoralistes.


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