• "Être français c'est pratiquer l'amour courtois" ou la "politique du mâle" par Max Gallo



              A parcourir l'ouvrage de l'Institut Montaigne autour du questionnement "Qu'est-ce qu'être français?", un constat préliminaire s'impose : la rhétorique des intellectuels de ce "laboratoire d'idées" n'invite pas spécialement au débat et l'on s'inscrit plus ici dans un jeu de questions-réponses. Ce jeu, on le retrouve particulièrement bien mis en scène dans le texte de Max Gallo : à la question de l'Institut, l'académicien donne 10 réponses intitulées "les 10 points cardinaux de l'identité française". Il s'agit d'un texte écrit en 2008 et que l'on retrouve dans plusieurs interviews de Max Gallo parus avant et après la publication de Qu'est-ce qu'être français?, un texte donc dont ce dernier fait un usage diffus pour répondre au grand débat lancé sur l'identité nationale et s'y positionner. Les cadres formels de ce texte d'une longueur de trois pages et demie sont un peu surprenant: l'"identité française" se résumerait-elle aussi rapidement? Par ailleurs, ces dix points cardinaux, si ils constituent les lignes directrices de ce que Gallo nomme "l'âme de la France", ne dépassent pas chacun 5-6 lignes. Une présentation rapide donc et l'on peut s'inquiéter d'avance de son éventuelle facilité pour répondre à une question si vague et si large en si peu de mots. La question "Qu'est-ce qu'être français" n'est elle-même pas interrogée dans sa viabilité, et réussir à circonscrire l'identité nationale en 10 points impose de fait une certaine limitation du débat.

     

    Cette limitation du débat se retrouve en outre dans le détail des points cardinaux présentés, le plus souvent des concepts complexes et très vastes comme celui de "liberté",  ou d'"égalité" qui dans les quelques lignes dont ils font l'objet ne sont pas véritablement définis. Max Gallo préfère l'allusion historique pour détailler ces derniers. Par cette pratique de citation, il entend ainsi fonder la légitimité de sa pensée à la lueur d'un passé le plus souvent édulcoré - on pense ici à sa rapide définition d'une égalité millénaire citant un "proverbe médiéval": "Celui qui est plus haut que nous sur terre, est l’ennemi" -. Mais plus fondamentalement, il s'agit aussi d'élaborer les contenus idéologiques de l'abstraction identitaire portée par le gouvernement actuel : "l'identité nationale". Il convient de rappeler que dans le sillage des conseillers de l'Elysée, Max Gallo avec l'appui du conseiller spécial Henri Guaino ont façonné les usages de l'histoire du président Sarkozy promoteur du "rêve français". On ne saura s'étonner de leur communauté de pensée en la matière et on nuancera ainsi la politique d'indépendance intellectuelle revendiquée par l'Institut Montaigne1 qui collabore ici avec des personnalités tout à fait intégrées au pouvoir2.

    Prenons à présent un exemple précis de cet usage de l'histoire qui vise à justifier une certaine identité française et à véhiculer par la même tout un discours idéologique nationaliste. Il s'agit de l'avant-dernier point "L'égalité des femmes" où Max Gallo insiste sur la centralité de la participation féminine dans le champ politique. Notons tout d'abord que ce point fait écho au deuxième "point cardinal", "l'égalité", défini très sommairement comme une mise a niveau entre les individus. Cependant les femmes semblent constituer une catégorie à part puisqu'elles font l'objet d'une égalité spécifique. On retrouve ici un des leitmotivs des propos du président lors de la campagne de présidentielle de 2007 sur la spécificité de l'identité républicaine française : "Les femmes, en France, sont libres, comme les hommes, libres de circuler, libres de se marier, libres de divorcer. Le droit à l’avortement, l’égalité entre les hommes et les femmes, ça fait partie aussi de notre identité." Leitmotiv que l'on retrouve sous la plume de Max : "Dans cette « union » entre citoyens, les femmes ont depuis le Moyen Âge joué un rôle central même si leur place dans le champ politique ne leur a été reconnue qu’au vingtième siècle. Mais l’égalité a été pratiquée avant d’être admise". Il y aurait donc une spécificité française millénaire en matière d'égalité homme/femme. Dans l'hebdomadaire La Vie du 6 novembre, Max Gallo avait d'ailleurs intitulé ce point la "sociabilité française" pour caractériser cette égalité "pratiquée avant que d'être admise". Ce terme de "sociabilité" que l'on trouve également à la toute fin du texte de l'Institut Montaigne donne en fait un autre éclairage à cette perception de l'égalité homme/femme. En fait d'égalité, l'auteur nous parle plutôt du relationnel homme/femme. Cette orientation explique que le terme de "parité" renvoyant à un principe concret éthique et politique d'égalité entre hommes et femmes qui vise à lutter contre les disparités sociales et politiques entre les sexes, soit absent du texte. 

    L'égalité des femmes passent par d'autres canaux moins pragmatiques selon ce dernier qui fait de l'amour courtois le symbole de celle-ci: "Est français celui qui sait pratiquer l’amour courtois, reconnaître l’égalité ou la supériorité des femmes. Et on juge souvent de la capacité à être français à l’aune de la faculté à reconnaître cette place éminente à la femme". C'est la galanterie et non les dispositifs politiques et sociaux qui assure l'égalité entre hommes et femmes. Cette posture intellectuelle est problématique car l'amour courtois ou la galanterie ne sont pas des essences intangibles. Ils constituent des dispositifs sociaux et culturels qui génèrent une certaine relation entre les sexes. Ces dispositifs sont les produits historiques d'un ordre politique et social "androcentré", la figure masculine est dominante de l'amour courtois féodal à la galanterie du XIXe siècle. Les études historiques actuelles insistent d'ailleurs sur ces dispositifs de prise en charge des femmes par les hommes qui assurent ainsi leur contrôle dans l'architecture sociale. Selon l'historien et politiste Yves Poirmeur, « le modèle de «cour », qui (...) a structuré la «civilisation des mœurs », a institué durablement, un certain rapport entre les hommes et les femmes fait de politesse, de courtoisie et de galanterie ; celui-ci ; largement diffusé, tient subtilement les femmes à distance des choses sérieuses et préserve, en les détournant, le monopole masculin sur les affaires politiques »3 . Ce modèle de la galanterie et les rapports de séduction y afférant ne constituent pas tant un trait spécifique de l'identité française qu'ils participent d'un dispositif de pouvoir qui hiérarchise les relations entre les sexes.

    Par ailleurs, les exemples des reines, des courtisanes, des salonnières ou encore des femmes savantes égrenées par Max Gallo comme autant de preuve de cette égalité homme/femme sont plus que contestables car ils n'invoquent qu'une certaine forme de présence féminine dans le champ politique et il s'agit plus de stratégies d'influence que d'une réelle participation politique alors que l'ordre politique reste contrôlé par les hommes. Max Gallo ne nous cite que des femmes de l'élite, proches du pouvoir, une vision très réductrice de la population féminine, de leurs vécus et de leurs actions politiques au quotidien. Mais l'auteur préfère en appeler aux beaux sentiments de l'amour courtois qui glorifient la femme comme objet de désir, de respect et d'amour. Ce n'est pas donc la femme-sujet, libre et autonome, qui est ici mise en valeur dans ce "rapport d'égalité" mais son objectivation fantasmatique par les hommes. De plus, c'est moins la cohérence historique du propos qui joue ici que la stratégie rhétorique d'une "histoire bling bling" pour reprendre l'expression de l'historien Nicolas Offenstadt qualifiant ainsi les politiques mémorielle actuelles menées à l'initiative de l'Élysée.  Ce dernier a particulièrement bien défini cette histoire qui "fait briller" dans un "grand mélange où tout s’entrechoque comme dans une boîte de nuit où les néons tournent à plein : des grands noms (Jaurès ou Jeanne d’Arc), des grands événements (les Croisades ou la Seconde Guerre mondiale), le tout mélangé sans hiérarchie, sans contexte, sans souci d’explicitation"4 

    Par ailleurs, l'égalité homme/femme définie par Gallo ne sert pas uniquement à caractériser l'identité nationale mais comme l'a bien remarqué le sociologue Eric Fassin dans son article "Les femmes au service de l'identité nationale" à assurer la supériorité des valeurs de la France5 . Par ce point il s'agit de dresser les traits d'une civilisation "à la française" singulière. Cette singularité selon Eric Fassin s'affirme par rapport à des contre-modèles agités par le gouvernement actuel : contre-modèles que sont les stéréotypes racialisés d'une culture islamiques ou africaines qui tour à tour séquestrent et mutilent les femmes. Le roman national de Gallo est un roman nationaliste qui par ces pratiques discursives affirme la place de la France et de ses valeurs par rapport à des repoussoirs négatifs, jamais cités, mais omniprésents entre les lignes. D'ailleurs, dans une interview du 2 décembre paru dans le Point autour du débat sur l'identité nationale, Gallo revient sur cette suprématie à la française en matière d'égalité : "Il y a aussi "la sociabilité française", c'est-à-dire notamment l'égalité homme-femme, qui s'est forgée dans l'amour courtois, les favorites, les femmes savantes... Nous avons toujours imposé au rapport homme-femme une règle qui existe dans fort peu de pays : l'épanouissement de la femme"6 . Quand on sait que celles-ci ont du attendre 1944 pour obtenir le droit de vote, 1965 pour avoir leur propre compte bancaire, 1967 pour le droit à la libre contraception ou encore 1975 pour celui à l'avortement, cette vision intangible  - "nous avons toujours imposé..." - nous apparaît tout à fait douteuse.

    Cette démonstration affirme plus qu'elle n'analyse véritablement ces "points cardinaux" de l'identité française, et d'ailleurs dès qu'on tente d'étudier ces propos on touche à des contresens historiques. Le caractère a-scientifique et décontextualisé de ces usages de l'histoire par l'académicien vise moins à susciter la réflexion du lecteur que son adhésion au "roman national" qu'il met en scène à travers ces quelques pages. Les femmes constituent donc un objet-prétexte, au service d'une rhétorique qui ne débat pas, mais glorifie véritablement l'identité nationale. Cette tendance du discours de Gallo est révélatrice d'un des moteurs pervers de ce "grand débat" autour de l'identité nationale. Un débat qui réduit d'emblée la diversité nationale à une identité unique dont c'est moins la définition de sa complexité qui intéresse l'historien organique du pouvoir Max Gallo que le fait d'entretenir une sorte de nationalisme mémoriel simpliste où l'on est juste "fier d'être français"7 .

    "La République n'a pas d'identité assignée, figée et fermée, mais des principes politiques, vivants et ouverts. C'est parce que nous entendons les défendre que nous refusons un débat qui les discrédite. Nous ne tomberons pas dans ce piège tant nous avons mieux à faire : promouvoir une France de la liberté des opinions, de l'égalité des droits et de la fraternité des peuples"8

    Extrait de "Nous ne débattrons pas", appel lancé le 2 décembre 2009 par Médiapart avec deux cents personnalités visant à refuser le «grand débat sur l'identité nationale» organisé par le pouvoir. 

    Clyde P.



    1 sur la première page du site on peut lire "L'Institut Montaigne - Think Tank indépendant" http://www.institutmontaigne.org/site/page.php

    2 Dernièrement dans une dépêche de l'AFP du 4  avril 2009 on pouvait lire : "L'historien Max Gallo estime que l'élection de Nicolas Sarkozy était "aussi importante" que celle d'Obama, dans un entretien au Parisien-Aujourd'hui en France".
    http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2009/04/04/01011-20090404FILWWW00618-max-gallo-flatte-sarkozy.php

    3 Yves POIRMEUR, « Conclusion générale. Domination masculine et politiques du genre. Dérive à partir de l’exemple camerounais », in Luc SINDJOUN (dir), La biographie sociale du sexe, Paris, Karthala, 2000.

    4 Nicolas OFFENSTADT, L’Histoire bling-bling. Le retour du roman national, Paris, Stock, 2009.

    5 http://observatoire2.blogs.liberation.fr/normes_sociales/2009/11/les-femmes-au-service-de-lidentité-nationale.html

    6 http://www.lepoint.fr/actualites-societe/2009-12-02/max-gallo-en-chaque-francais-il-y-a-un-etranger/920/0/400886

    7 Max GALLO, Fier d'être français, Paris, Fayard, 2006, 135 p.

    8 http://www.mediapart.fr/journal/france/021209/lappel-de-mediapart-nous-ne-debattrons-pas


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