• Découper n’est pas gagner



           Avant même de dessiner les circonscriptions électorales, la répartition départementale des sièges avait déjà permis au gouvernement de se tailler la part du lion

    Tout le monde a compris aujourd’hui, à la lecture des articles de presse de l’été et de la rentrée, que le découpage des circonscriptions législatives pouvait rapidement devenir un ouvrage de mercière très élaboré, débouchant parfois sur des pièces de tissu très difficiles à enfiler si l’on respecte la démocratie. Les coups de ciseaux très sophistiqués du gouvernement ont cette fois encore dessiné sur des circonscriptions aux formes particulièrement biscornues. Par contre s’il est assez aisé, en regardant une carte, de remarquer la supercherie, il est moins évident de réaliser, que ce n’est qu’un aspect, sans doute pas le plus important, de l’entreprise. En amont du dessin des circonscriptions, la répartition du nombre de sièges de député alloué à chaque département est un enjeu primordial

    La répartition peut entraîner de bien plus graves entraves à la justice électorale, que le tracé des circonscriptions en lui-même, surtout en France, où celui-ci est relativement bien encadré par le droit. Dans le cadre du projet actuellement mené par le gouvernement, il s’agit de répartir les 577 sièges de députés entre les départements (mais aussi les collectivités d’outre mer et les français de l’étranger) en fonction de leur population. L’opération parait simple : il suffit de diviser la population du département par la population de la circonscription moyenne pour obtenir le nombre de sièges octroyé au département. Mais la probabilité que ce calcul tombe juste est infime et l’enjeu réside en fait dans la répartition des restes.

    Il existe diverses méthodes pour répartir les restes, dont les résultats sont sensiblement différents. Traduisant le faible intérêt que les professionnels de la politique portent à la question, les débats parlementaires précédant le vote de la loi habilitant le gouvernement à découper par ordonnance ont rapidement éludé cette question pourtant essentielle. La méthode choisie par le gouvernement dite « de la tranche » (scientifiquement méthode Adams, déjà employée en 1958 et en 1986) consiste à arrondir les quotients des départements à l’entier supérieur, c'est-à-dire à chaque fois qu’il y a un reste (une tranche commencée) on alloue un siège supplémentaire. Pour ce faire il faut prendre un grand diviseur (125 000 habitants, alors que la circonscription moyenne est de 112 998) pour ne pas avoir trop de sièges. Cette méthode avantage considérablement les départements les moins peuplés, car l’augmentation du diviseur se ressent d’autant plus que la population du département est importante : diviser une population de 150 000 habitants par 125 000 ou 113 000 donne toujours 1 suivi d’un décimale, soit deux députés, alors que diviser 2 million par 125 000 ou 113 000 donne soit 16, donc 16 députés soit 17,7 soit 18 députés.

    Ainsi, pour le projet actuel, dans les vingt départements les plus peuplés un député représente 119 559 habitants, alors que dans les vingt départements les moins peuplés un député représente 93 183 habitants. Les voix de trois électeurs de ces petits départements comptent donc autant que les voix de quatre électeurs des grands départements…

    Notons au passage que la méthode de la répartition à la plus forte moyenne, que le Parti Socialiste a brièvement défendu lors des débats parlementaires, provoque les effets exactement inverses, car il s’agit d’arrondir toujours à l’entier inférieur (16,1 = 16 ; 16,9 = 16) et donc avantage considérablement les départements les plus peuplés.

    Une autre méthode de répartition, dite de « Sainte-Laguë » (du nom du mathématicien qui l’a inventée) propose d’arrondir les restes mathématiquement : en dessous de 0,5 on arrondit à l’entier inférieur et au dessus à l’entier supérieur (16,4 = 16 ; 16,6 =17). Cette méthode est de très loin celle qui respecte le plus l’égalité des suffrages entre les citoyens, comme le démontrent les travaux de Michel Balinski, spécialiste du découpage électoral1. Une comparaison des résultats obtenus avec la méthode du gouvernement et celle de Sainte-Laguë, fait apparaître des écarts considérables : dans vingt-cinq départements la méthode de Sainte-Lagüe propose un nombre de sièges différents, rééquilibrant l’écart entre les départements les plus et les moins peuplés. Le choix de la méthode n’est pas anodin, les départements les moins peuplés, ruraux, votent majoritairement à droite, alors que les départements les plus peuplés, qui votent plus à gauche vont perdre plus de sièges qu’ils ne devraient (le Nord, Paris et le Pas de Calais perdent 8 sièges dans le projet actuel, alors qu’ils n’en perdraient que 4 avec Sainte-Lagüe). En analysant vingt-cinq ans de scrutins législatifs et cantonaux dans les départements concernés (les circonscriptions législatives étant une agrégation de cantons au sein d’un département, cela représente une base de comparaison très pertinente), on peut avancer qu’avant même de tracer de nouvelles circonscriptions, le choix, passé inaperçu, de la méthode Adams, plutôt que celui de la méthode de Sainte-Lagüe octroie à la droite, par rapport à la gauche, un gain de seize ou dix-sept sièges, sans le moindre égard pour l’égalité des citoyens face au suffrage.

    De la même manière, la méthode proposée par les socialistes aurait étouffé la représentation des petits départements, aurait largement avantagé l’opposition, et n’aurait pas plus respecté la justice électorale. N’oublions pas qu’en France le découpage électoral reste une entreprise politicienne, et que l’on n’aura jamais de carte électorale qui respecte la justice électorale, sans confier cette mission à une autorité indépendante, comme c’est le cas au Royaume-Uni, à moins de passer au scrutin proportionnel dans une circonscription unique.

    Fabien Duquesne

     

    1 BALINSKI, Michel, Le suffrage universel inachevé, Paris, Belin, 2004.


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