• Cannabis : construction d'une définition.


           D'un coté, Daniel Vaillant se prononce sans ambiguïté sur la légalisation du cannabis. De l'autre, le gouvernement lance une campagne sur le thème « Drogues : ouvrez les yeux ».
    Au Etats-Unis, la Californie compte près de 200 dispensaires de marijuana.
    Ces évènements posent un débat sur la dépénalisation voire la légalisation du cannabis et sur la question du statut de cette herbe. Un statut qui pose bien des soucis aux politiques.

           D'abord, essayons de comprendre quelle est l'étendue de la pratique de la « fumette ».
    Reprenant les chiffres de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, on constate qu'en moyenne, en Europe, 20% de la population a déjà consommé du cannabis une fois dans sa vie, soit un cinquième de la population européenne, 71,5 millions de personnes.
    Recadrons à notre cher territoire français et constatons que la France fait figure de vilain petit canard drogué puisque elle se place deuxième en Europe sur ce même taux : 30,6% des Français entre 15 et 64 ans a déjà consommé du cannabis. Ce taux passe même à 43,6% chez les 14-34 ans.
    Nous ne sommes donc pas face à une pratique marginale de petits délinquants ou de forçats de la piquouse, clairement.
    Du coté de la législation, le consommateur s'expose à des peines maximales de 2 mois à 1 an d'emprisonnement et à 75 à 2200 euros d'amende.

    A l'opposé, on constate dans de nombreux Etats, une dépénalisation de la pratique et du commerce.
    Il y a l'exemple si bien connu des Pays-Bas et de ses nombreux coffee-shop mais cela ne s'arrête pas à cela.
    Le Portugal a voté la dépénalisation, l'Argentine a déclaré inconstitutionnelles toutes poursuites à l'encontre des adultes simples consommateurs, le Mexique est allé plus loin en annonçant une dépénalisation de l'usage de l'ensemble des drogues. La dernière affaire en date concerne les Etats-Unis où Obama a demandé à ses procureurs de ne plus poursuivre les patients et dispensaires dans les Etats ayant légalisé la pratique cannabique.
    Nous n'avons donc pas affaire à une représentation universelle de l'usage du cannabis. Pour résumer, l'idée que le cannabis est une drogue à prohiber est une construction.

    Avec l'aide de Howard Becker, de son ouvrage Outsiders et d'un de ses articles, nous pouvons montrer la construction d'une telle représentation.
    Il y a tout d'abord l'action de ce que Becker appelle « des entrepreneurs de morale » qui trouvent dans la création de normes leur raison d’être.
    Ils cherchent à supprimer le vice en créant le plus de normes possibles; plus largement ils se donnent comme mission d’ « aider ceux qui sont en dessous d’eux à améliorer leur statut » en élaborant des normes.
    Ici, la norme mise en place est celle de définition du cannabis comme drogue.

    Howard Becker, dans son article, s'intéresse au processus définitionnel et constate deux étapes. La première est la combinaison entre substance, mode d’administration et personne. « Quand une substance est ingérée d’une manière considérée comme impropre, par un type de personnes considéré comme inadéquat, et pour un usage lui aussi compris comme impropre, la substance est candidate pour être définie comme un narcotique. »

    La deuxième étape se centre autour de la personne qui doit considérer que la combinaison est inappropriée et donc que la substance est une drogue. Dans nos sociétés modernes, l'Etat est celui qui prend en charge ce travail de définition. En effet, il est la seule institution capable d'être un entrepreneur de morale assez puissant pour imposer sa définition à tout le territoire. Contrôlant les définitions médicales à travers son ministère de la Santé et contrôlant les enjeux légaux associés à n'importe quelle substance, l'État, à travers ces agents, décide des catégories et de ce qui s'y inscrit.

    Il y a, bien sûr, une lutte de pouvoir dans ces définitions et chacun cherche à modifier la manière dont la substance est considérée : dernièrement, le principal conseiller du gouvernement britannique sur les drogues a critiqué la décision du gouvernement de reclasser le cannabis comme une drogue. Cela lui a valu une démission forcée.

    Une fois la norme élaborée et le nouvel ensemble de loi créé, il faut la faire appliquer : « Ce qui a débuté comme une campagne pour convaincre le monde de la nécessité morale d’une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à faire respecter celle-ci» (H.Becker, Outsiders).
    D'où la récente campagne lancée par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

    A la fin de l'action de l'entrepreneur de morale, l'utilisateur de cannabis se trouve étiqueté comme hors-de-la-norme, un déviant et puisqu'il y a une législation, il est aussi un délinquant.

    Selon l' Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, le cannabis est la drogue la plus souvent citée dans les rapports de police concernant des infractions à la législation antidrogue en Europe. La majorité des délits liés au cannabis ont traits à la consommation ou à la possession pour usage personnel plutôt qu'au trafic et à l'approvisionnement. Dans la majorité des pays déclarants, entre 62 et 95 % des délits liés au cannabis ont trait à la consommation.


    Ainsi, on peut se poser la question de la définition du cannabis comme drogue et du consommateur comme délinquant car ni l'un ni l'autre ne sont marginaux et hors-de-la-norme. Le fait qu'il y ait une telle divergence entre les pays sur le statut du cannabis montre que sa définition de drogue n'est pas intrinsèque à sa nature et à ses effets. Il est donc nécessaire de comprendre quels intérêts ont certains Etats, dont la France, à continuer à faire de la pratique cannabique, un acte délictueux.

    Ian LD

    BECKER, Howard, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985

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